GEAN, un nouveau départ

Le Groupe excellence alpinisme s'envole pour une expédition au Pérou. Basés à Huaraz, ses huit membres visent plusieurs sommets en style alpin. Présentation du projet, et bien plus encore, par Stéphane Benoist, coach de l'équipe.

Mis en place au début des années 1990 pour renouveler les générations d'alpinistes de haut niveau en France, le Groupe Excellence Alpinisme National (GEAN) de la FFCAM forme une petite dizaine d'hommes et de femmes sur un cycle de trois ans. Au terme de leur formation, ces alpinistes préparent et partent en expédition. La promotion 2022- 2024 a jeté son dévolu sur le Pérou. Stéphane Benoist, coach du groupe avec Mathieu Détrie, nous expose le projet.

Au Népal en 2021 Au Népal en 2021

Quel sentiment, à quelques heures du départ ?
Stéphane Benoist
: Cette expédition arrive dans un contexte singulier pour nous : le dernier projet au Népal en 2021 a laissé évidemment une grosse charge émotionnelle. Nous savons bien que les aléas et les dangers sont un aspect inhérent à notre activité, et nous ferons, comme toujours, tout pour minimiser la prise de risque, mais nous ne pouvons pas oublier ce qui s'est passé. Il nous faut prendre en compte cette dimension et gérer une certaine pression vis-à-vis de cela. Cependant, nous regardons devant. Nous partons avec une grosse pensée pour nos amis disparus au Népal, Thomas Arfi, Louis Pachoud, Gabriel Miloche, et pour leur famille.

Quels sont les membres de l'équipe qui reprend le flambeau ?
S.B.
: Ils ont passé les sélections en 2022 et sont dans leur troisième année, celle où ils montent un projet d'ascension dans un massif lointain et partent en expédition. Comme chaque promotion, elle est composée de huit membres*, tous dans la vingtaine. Il y a, une femme, Annabelle Bouchardon, et sept hommes : Victor Garcin, Baptiste Obino, Martin de Truchis, Pierre -Idris Mehdi, Manuel Bréchignac, Clovis Paulin, Amaury Fouillade. Deux sont déjà guides, les autres sont à peu près tous dans le cursus de formation du guide. Clovis et Amaury viennent d'être recrutés par le Groupe Militaire de Haute Montagne. Le GEAN a été un tremplin. Ce sont tous des alpinistes de grande qualité, qui tiennent la route.

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Beaucoup ont déjà fait parler d'eux dans le milieu de la montagne. Annabelle, Clovis et Amaury représentaient notamment la nouvelle génération lors de la soirée « Les nouveaux visages de l'alpinisme », organisé à Chambéry en novembre dernier. Peut-on dire qu'ils sont déjà des alpinistes de haut niveau ?
S. B.
: Pour moi, ils commencent à toucher au haut niveau. Les ascensions marquantes qu'ils sont capables de conduire sont déjà suffisamment rares et élaborées, mais d'autres estimeront qu'ils n'y sont pas encore. Ma vision du haut niveau est assez ouverte, car je le distingue du très haut niveau et du top niveau. Je le connecte à la pyramide classique des pratiquants basée sur l'échelle de cotation : il y a ceux qui font du F ou PD, type Roche Faurio ou la voie normale du Mont-Blanc. Des voies qui, même si elles ne sont pas balisées, sont souvent tracées et pour lesquelles les alpinistes disposent de beaucoup d'indications, ce qui facilite la recherche d'itinéraire, en plus de demander peu d'aptitudes techniques. Puis viennent les pratiquants du AD et D, un niveau à partir duquel je considère qu'on est alpiniste chevronné. Ceux qui arrivent dans le D et TD, ne sont pas souvent beaucoup plus forts que les précédents, mais peuvent sortir des sentiers battus, ils sont plus autonomes. Puis avec un peu plus de technique et d'expérience, viennent ceux qui sont capables de faire les grandes courses des Alpes entre TD+ et ED, la Walker, l'intégrale de Peuterey, la Heckmair en face nord de l'Eiger… Enfin, pour en arriver au haut niveau, qui, selon moi, se définit en grande partie par la rareté de ces ascensions, il se construit autour de quatre grands paramètres : le manque d'informations, les conditions, la durée (rapidité ou lenteur) et la difficulté.

Lors de l'ascension du Cholatse, en 2021 au Népal. Lors de l'ascension du Cholatse, en 2021 au Népal.

Comment distinguer le haut niveau du top niveau ?
S.B. : De mon point de vue, on peut tout à fait entrer dans le haut niveau en parcourant des grandes courses, de dimensions et techniquement de niveau similaires aux classiques, mais avec soit des paramètres plus aventureux et donc moins d'informations comme souvent dans les massifs lointains, les ouvertures, les itinéraires délaissés, soit en jouant sur les conditions comme avec les hivernales, l'altitude, soit la durée, bien sûr la rapidité, ou au contraire les projets au long cours. Et enfin le critère qui est souvent le plus mis en avant est la difficulté technique. Pris séparément ou mélangés, ce sont tous ces éléments qui à mes yeux permettent d'entrer dans le haut niveau. À titre d'exemple la voie que nous avons ouverte avec l'équipe précédente du GEAN au Népal en face nord du Cholatse 6440m, c'est du haut niveau, voire le début du très haut niveau. Même si avec Anouk Félix-Faure, Pauline Champon, Pierrick Fine et Pierrick Giffard, dans l'action ce n'est pas ça qui était important, mais bien plutôt la qualité de la grimpe et de l'aventure que nous vivions ensemble ! Pour le très haut niveau et le top niveau, ces facteurs qui posent le haut niveau sont poussés de plus en plus loin. S'ajoute en plus la question du « qui » : l'expérience des alpinistes, leur approche, c'est cet ensemble qui fait la différence. Dans cette catégorie rentre par exemple la face nord du Changabang 6864m par Léo Billon, Sébastien Moatti et Sébastien Ratel du GMHM. Même s'ils ont répété un itinéraire combinant deux voies existantes, la dureté des éléments dans cette face, la rapidité à laquelle ils l'ont gravie et en libre, ajouté à leur expérience, tous ces éléments font que c'est une ascension de très haut niveau voire au top niveau. Faire de la haute performance en haute altitude c'est tellement particulier que c'est là que je vois le plus le top niveau en alpinisme (alpinisme dans le sens d'une pratique qui s'est écrite dans les Alpes puis s'est propagée dans le reste du monde). Actuellement je dirais qu'on trouve par exemple le Nanga Parbat 8125m, le versant Rupal par Vince Anderson et Steve House, la voie en face sud du Nuptse 7740m de Frédéric Degoulet, Benjamin Guigonnet et Hélias Millérioux, l'arête sud-est de l'Annapurna III (7555m) par les Ukrainiens, Nikita Balabanov, Mikhail Fomin et Vyacheslav Polezhaykole, le chrono sur la voie normale du Broad Peak 8047m par Benjamin Védrines, et récemment la face nord du Jannu 7710m par Matt Cornell, Jackson Marvell et Alan Rousseau. 

L'alpinisme de haut niveau n'est donc pas qu'une question de niveau technique ?
S.B.
 : Effectivement, l'alpinisme se caractérise par des compétences techniques et aventureuses, on parle souvent d'engagement. Chez certains alpinistes, cette dimension aventureuse prend le dessus sur la compétence technique. Pour autant, d'un point de vue, manque d'informations, conditions, durée, ils peuvent réaliser des ascensions de haut niveau. Attention, l'engagement doit être lié à la partie alpine de l'expédition. Ainsi, une ascension commune en montagne après une approche longue et engagée, n'est pas forcément pour moi de l'alpinisme de haut niveau. En revanche, un long parcours de crêtes dans le cinquième degré, en altitude, sur trois semaines et en autonomie peut déjà être de l'alpinisme de haut niveau. Beaucoup d'alpinistes restent prisonniers de la vision technique, de la vitesse, mais ce qui fait vraiment le haut niveau, c'est la rareté des ascensions, des réalisations qui vont demander une stratégie et des modes opératoires précis. Le haut niveau est en effet une notion complexe et mouvante, qui tend à augmenter ces dernières années.

Stage de glace dans le cirque de Gavarnie, ici dans l'itinéraire Les Alpes Juliennes. Stage de glace dans le cirque de Gavarnie, ici dans l'itinéraire Les Alpes Juliennes.

L'objectif du GEAN est donc de former des alpinistes de haut niveau ?
S.B.
 : Pas exactement. Le but est de leur donner une idée de ce que c'est et de leur donner les outils pour, s'ils le souhaitent, aller véritablement vers, le haut niveau. Nous les accompagnons pour que leur pratique soit le plus cohérente possible entre la prise de risque et la réussite sportive. Sur une promotion, si la moitié poursuit vers le haut niveau, c'est énorme.

Les membres du GEAN ont-ils suivi une préparation spécifique pour cette expédition ?
S. B
 : Ils ont fait de la montagne, beaucoup de montagne ! Ils commencent à faire des ascensions difficiles à la journée ou en hiver avec bivouac en paroi, ce qui dans les deux cas demande d'énormes compétences. Au début du cursus, nous avons repassé les fondamentaux, l'escalade artificielle, en terrain d'aventure, en glace… Courses après courses, ils sont montés en gamme. Tous ont réalisé de grandes courses, aves les coachs, mais souvent entre eux : en hiver, la voie des Guides, le couloir Nord et la voie Lesueur dans les Drus, en face Est de l'aiguille Noire de Peuterey une voie rocheuse très difficile et peu reprise « nero su biancho »,  au mont-Blanc, l'intégrale de Peuterey et aux Jorasses, la Walker, ces deux-là à la journée depuis la vallée…

Pourquoi avoir choisi le Pérou ?
S.B
. : au-delà de toutes ces considérations sur le haut niveau, l'alpinisme c'est surtout une aventure humaine. On ne part pas avec pour objectif d'être retenus aux prochains Piolets d'Or. On part dans l'idée que chaque cordée puisse réaliser une belle voie sur un sommet esthétique. Quelque chose si possible en glace et mixte qui nous attire sur le plan de la beauté de la grimpe et de la montagne. Les montagnes des cordillères Blanche et Huayhuash offrent de nombreux et magnifiques sommets en haute altitude avec des faces et des arêtes techniques de dimension alpine. Ce n'est donc pas encore de la très haute altitude à plus de 7000 mètres. Bref, pour les membres du GEAN qui sont déjà extrêmement performants dans les Alpes, cela paraît proposer une excellente transition de nos montagnes européennes vers les montagnes des massifs lointains et les stratégies propres qu'il faut développer pour les gravir. L'attrait pour un nouveau massif avec ses habitants et leur culture compte aussi. C'est cet ensemble qui forme un coup de cœur. Si notre pari réussi, on ramènera de beaux souvenirs d'une aventure, qui, on l'espère, nous aura grandie. 

Bivouac à 5900m au Népal en 2021 pour l'acclimatation. Bivouac à 5900m au Népal en 2021 pour l'acclimatation.

Quels sont vos objectifs précis ?
S. B
. : Nous ne nous sommes pas arrêtés sur des faces précises. Contrairement à d'autres régions du globe, au Pérou, nous n'avons pas besoin de permis pour gravir tel ou tel sommet, juste s'acquitter d'un droit d'entrée dans le parc national du Huascaran. Nous avons repéré plusieurs montagnes, et nous affinerons les projets en fonction des infos trouvées sur place, des conditions et des envies de chacun pour former les cordées. Je peux néanmoins citer quelques sommets : la Taulliraju (5830m) plus au nord de la cordillère Blanche, la face ouest très raide du Siula Chico (6265 m) près de la célèbre Siula Grande dans la cordillère Huayhuash. On a aussi évoqué le Cayesh (5721 m), un sommet moins haut, proche de Huaraz, mais au profil acéré et très élégant, et le Huantsan, qui a été peu gravi. C'est un sommet assez haut (6395 m) et complexe.

Concrètement, comment va se dérouler cette expédition ?
S.B
. : Nous avons cinq semaines sur place. Nous arrivons à Lima en avion, puis nous rejoindrons Huaraz (3050m) où nous commencerons à avancer nos pions sur deux tableaux : la préparation physique à la haute altitude, et le repérage des objectifs et de leurs conditions. Encore plus que dans les Alpes, en expédition, il est nécessaire d'observer longuement les itinéraires que l'on ambitionne de gravir. Ceci afin de poser une expertise sur les conditions, d'évaluer ce qu'il est possible de faire avec ces conditions et ressentir comment « vit » la montagne. Une logique de grand alpinisme classique, où l'on doit, avec peu d'info, évaluer un itinéraire et des variantes possibles. C'est bien plus complexe que dans les Alpes ! Nous prendrons donc beaucoup de temps d'échange pour construire ces objectifs et définir ce que l'on ressent, ce qu'on imagine, et ensuite établir une stratégie. La pratique de nos athlètes s'est souvent construite autour d'un alpinisme technique et de vitesse. Or, en expédition, il faut, la plupart du temps, accepter d'aller plus doucement, accepter de s'immerger plusieurs jours dans l'inconfort et le doute. Il faudra aussi faire face à des conditions nouvelles, telles que la haute altitude ou les champignons de neige. Ce sont des difficultés qui ne rentrent pas dans une catégorie technique, mais qui vont nécessiter de s'adapter. Intégrer ces notions d'adaptation et de stratégie en fonction d'un objectif, sera, j'en suis sûr, un acquis pour la suite de leur cheminement.

 

* La présentation complète du GEAN sur cette page.