Sociologie

Les sciences sociales et la montagne

Dans la seconde moitié du XXème siècle, l'amélioration des conditions d'existence liée à l'essor économique des pays industrialisés a favorisé l'avènement de « la civilisation des loisirs » (Dumazedier). Depuis, l'expansion remarquable de la pratique des activités sportives a produit des effets dans tous les secteurs de la vie sociale au point de constituer un véritable « fait de société ». De nos jours, la médiatisation à outrance des grands événements sportifs tend à occulter le déclin des fédérations traditionnelles au profit des activités de pleine nature et des exercices d'entretien physique. En effet, selon les enquêtes sociologiques les plus récentes près de 80 % des Français de 15 ans à 75 ans déclarent s'adonner volontiers aux activités sportives durant leur temps libre. La marche, la randonnée en forêt ou en montagne et dans une moindre mesure la natation figurent en tête du palmarès des disciplines les plus appréciées. Cette généralisation de la pratique des activités physiques, révélatrice de l'évolution des modes de vie dans les sociétés de consommation ne doit cependant pas masquer les disparités culturelles, sexuelles et générationnelles qui traversent l'univers des loisirs.

Quoi de plus naturel, en apparence, pour des individus régis par les mêmes lois biologiques que leurs ancêtres mais soumis aux contraintes d'une existence totalement sédentarisée, de trouver un certain plaisir dans la dissipation d'une énergie inemployée. Pourtant, derrière la satisfaction de ce besoin physiologique élémentaire se dissimulent plus souvent qu'il n'y paraît des enjeux éminemment culturels. Le goût pour les activités de montagne et d'escalade au sein de la population française par exemple, reste encore très inégalement partagé en fonction du sexe, de l'âge, du niveau de formation ou de l'appartenance sociale.
Longtemps ignoré, l'attrait pour la haute montagne constitue en fait une invention relativement récente. Le développement d'un intérêt collectif pour l'ascension des sommets est contemporain des grandes découvertes « du siècle des lumières » qui marquent l'entrée dans la modernité des principales nations de l'Europe occidentale. A partir de 1850, en se regroupant au sein de sociétés alpines, les premiers ascensionnistes ne se contentent pas de gravir des cimes plus ou moins escarpées. Chemin faisant ils définissent des usages, rédigent des notices scientifiques, construisent des refuges, inventent une littérature de voyage. En parcourant les montagnes, ces bourgeois cultivés contribuent, par la publication régulière des comptes-rendus de leurs activités et des récits de leurs pérégrinations, à la diffusion auprès de leurs contemporains d'une forme de tourisme alpin à la fois cultivé et mondain. A une époque où les loisirs restent l'apanage des catégories aisées, ils s'approprient une pratique et un espace en leur imprimant une certaine conception de l'alpinisme définie selon des normes et des valeurs inspirées de leur propre vision du monde et de leur perception du rapport au corps. Ils contribuent ainsi à l'élaboration d'une identité collective qui par certains aspects perdure encore aujourd'hui. En France, les femmes ne sont pas indifférentes à ces évolutions. Leur investissement est même encouragé par les institutions alpines françaises comme le Club alpin qui peuvent afficher ainsi l'esprit libéral de leurs dirigeants. Comme les hommes, la pratique alpine des femmes est contrainte par les conventions sociales et culturelles du moment. Elles sont alors incitées à respecter les règles d'une pratique modérée, esthétique et hygiénique, sous peine de s'exposer à des processus de marginalisation.

Ces pratiques et ces représentations initiales vont par la suite être l'objet de nombreuses reconversions symboliques et de mutations techniques successives depuis l'adoption des principes de l'alpinisme classique jusqu'à l'instauration récente de l'escalade libre et des premières compétitions officielles (1986). Refusant toute assimilation avec les sports standardisés et banalisés, les adeptes de ces activités s'emploieront au contraire à démontrer leur singularité afin de préserver leur statut de « sport à part ».
Les sciences sociales comme l'anthropologie, la sociologie ou l'histoire culturelle s'attachent justement à montrer les liens étroits qui unissent, selon les époques, les pratiques d'activités physiques et les jeux, aux croyances et aux traditions en vigueur en fonction du contexte politique, du degré de développement économique et social, et du rayonnement culturel des différentes sociétés. Réciproquement, la compréhension des activités de loisir et des sports contribue parfois à éclairer « la connaissance de la société » (Elias). Dans les domaines des activités de montagne, ces disciplines scientifiques se fixent ainsi pour ambition de restituer l'évolution des activités de loisir en montagne et des significations qui leur sont associées dans le cadre des « manières de penser, de sentir et d'agir propre à chaque groupe humain » (Durkheim).